Vendredi 3 Avril 2020

 

 

 Je suis tout mais rien, rien n’est à moi, ni la douleur, ni le bonheur, ni l’effroi, ni de mon chant les voix.

(Soy todo, pero nada, nada es mio, ni el dolor, ni la dicha, ni el espanto ni las palabras de mi canto)                         Silvina Ocampo, « chant » dans poèmes d’amour désespéré

 

 

Il m'arrivait de séjourner dans la maison des premiers liens. On ne se la préfigure jamais comme telle. C'est pourtant ici que les premiers filaments se sont patiemment tissés les uns aux les autres. C'est ici aussi que restent les bribes de ceux disparus. Un peu l'impression à chaque pas de marcher dessus. Mais ce n'est qu'une impression. On marche, on respire, on écoute avec une intensité augmentée. Je me suis assise sur ton fauteuil, en pleine conscience et j'ai mimé un de tes moments favoris. Je te revois avec un coin de sourire qui te fait remonter la lèvre d'un côté. Je t'observe derrière mes yeux fermés, dans l'irradiance du souvenir. C'était hier, c'est maintenant.

Dans la plénitude d'une fin d'après-midi, fermer doucement les yeux, se gorger du soleil descendant derrière les arbres, inspirer les effluves des fleurs, se tapisser doucement de la chaleur de la sensation pure, vent dans les arbres, battement d'ailes, un coucou, cri d'enfant. Force de vie que me procure notre lien qui ne tient pourtant plus qu'au seul point du souvenir.

 

 Je souffle sur tes cheveux. Oui, c'est moi ce vent sur ta nuque. Aujourd'hui, je peux à peine croiser ton regard. J'ai peur de me trahir par intensité. Mes sens essaient de te capter autrement. Je sors toutes les antennes possibles. Je recharge nos liens clandestinement.

 

J'ai acheté une montre. Je la garde toujours au poignet. Je l'enlève uniquement pour me laver. Cette montre est un instrument à égrener le temps et une petite fabrique à symboles. Je l'ai acheté avec l'argent que tu m'as donné pour mon anniversaire. Je fais comme si c'était toi qui me l'avais offerte. Elle est noire, ronde et sans chiffres. Elle est là pour te représenter d'une certaine manière, te faire durer un peu plus, m'accompagner au quotidien. Avec cette montre comme subterfuge, j'essaie d'apprivoiser l'idée de ta mort.